L'évolution de la narration
« Les histoires que nous racontons nous concernent, nous sont destinées et, toujours, influencent ce que nous sommes capables d’envisager comme réel ou possible, souhaitable ou indésirable. Qu’y a-t-il dans les contes ? Quelles sont les qualités particulières qui les rendent opérants ? Ici, l'enjeu va au-delà de la simple curiosité, car la vie humaine est influencée par les histoires que nous racontons : le sentiment de soi que ces histoires transmettent, les relations nourries par les récits partagés et le sens profond que les histoires avancent et délimitent.
- Arthur Frank, Letting stories breathe
Idries Shah reste l’une des principales autorités dans le domaine du conte, sa fonction, sa valeur et sa diffusion. En 1979, il a publié un volume remarquable de 65 contes, intitulé World Tales (Les contes autour du monde). Ces récits ont été recueillis dans le monde entier, certains provenant de sources anciennes, d’autres de sources contemporaines. Pourtant ils ont tous un point commun : chaque histoire « se retrouve, sous une variété de formes mais avec la même structure, dans des cultures disparates, qui semblent n’avoir aucun lien entre elles ».
Dans son introduction à cette collection, il pose la question suivante : « Comment se fait-il que l'on retrouve la même histoire en Écosse et en Amérique précolombienne ? L'histoire d'Aladin et de sa lampe merveilleuse a-t-elle vraiment été transportée du Pays de Galles (où elle a été trouvée) vers l'Orient à une époque ancienne et, dans l'affirmative, par qui et quand ? »
Les histoires, dit-il, sont :
« ...une forme de culture qui subsiste alors que les nations, les langues et les croyances ont disparu depuis longtemps. Le conte fascine et perdure de façon étrange que l'état actuel des connaissances ne parvient pas d'expliquer. Non seulement il apparaît constamment sous différentes formes qui peuvent se tracer sur la carte du monde - comme l'histoire du Tar-Baby transportée de l'Afrique à l'Amérique, et les histoires arabes médiévales des Sarrasins )de Sicile qui se trouvent en l'Italie d'aujourd'hui - mais, de temps à autre, des collections remarquables sont rassemblées et jouissent d'une vogue phénoménale : après quoi elles tombent en désuétude et renaissent, peut-être dans une autre culture, peut-être des siècles plus tard : pour ravir, attirer, faire vibrer et captiver un autre public. »
« C'est le cas du grand Panchatantra, recueil de contes extrême-orientaux destinés à l'éducation des princes indiens, des récits de naissance des bouddhistes Jataka, vieux de deux mille cinq cents ans et l’histoire des Mille et une nuits, devenue ‘la mère des contes’. Plus tard vinrent les recueils de Straparola, Boccaccio, Chaucer et Shakespeare, et une douzaine d'autres qui constituent aujourd'hui la base même de la littérature classique d'Europe et d'Asie ».
En guise de conclusion :
« ...il existe un certain fonds fondamental de fictions humaines qui reviennent, (encore et encore) maintes et maintes fois, et qui ne semblent jamais perdre leur attrait irrésistible. De nombreux contes traditionnels ont une signification superficielle (peut-être simplement une signification sociale édifiante) mais aussi une signification secondaire, intérieure, rarement aperçue consciemment, mais qui agit néanmoins puissamment sur nos esprits.
Travaillant depuis 35 ans parmi les sources écrites et orales de notre patrimoine mondial en matière de contes, on sent en eux un élément véritablement vivant qui est d’une évidence surprenante, et lorsqu'on isole les contes ‘de base’ : ceux qui tendent à avoir voyagé le plus, à avoir figuré dans le plus grand nombre de recueils classiques, à avoir inspiré les grands écrivains du passé et du présent ».
C'est dans cet esprit que nous allons nous pencher sur certaines des histoires que nous avons abordées dans notre exploration du voyage humain, et sur ce qui les a motivées.
Comment en sommes-nous venus à raconter des histoires ?
« L'esprit humain fait du traitement d’histoires, pas de traitement de logique », Jonathan Haidt, The Righteous Mind : Why Good People are Divided by Politics Jonathan Haidt, The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion
Pour comprendre d'où viennent les histoires, il faut remonter à au moins 500 000 ans avant notre ère, bien avant la naissance de notre espèce, l'Homo sapiens sapiens, qui a évolué en Afrique il y a environ 300 000 ans. Homo sapiens sapiens, which evolved in Africa around 300,000 years ago.
Notre ancêtre Homo erectus est apparu il y a environ 1,5 million d'années. Comme son nom l'indique, il a été le premier hominidé à marcher debout, laissant les bras et les mains libres non seulement pour fabriquer et porter des outils, mais aussi, et c'est important dans ce contexte, pour faire des gestes. Nous savons que les premières représentations portables de la forme humaine ont été créées par H. Erectus. Il a été suggéré qu'une petite figurine en quartzite du Maroc, connue sous le nom de Tan-Tan, datant d'il y a entre 500 000 et 300 000 ans et dont la forme est au moins à 99 % d’origine, pourrait bien avoir été sauvegardée par nos ancêtres hominidés. Grâce à la naissance d’une forme de conscience de soi, ils ont pu y reconnaître la forme d'une femme. L’on peut imaginer qu'elle était donc très probablement imprégnée d'une signification magique ou religieuse. Bien que presque totalement naturel, un minuscule morceau de roche volcanique connu sous le nom de Vénus de Berekhat Ram, découvert sur les hauteurs du Golan en Israël, a été délibérément modifié par H. Erectus pour représenter la forme féminine il y a entre 800 000 et 300 000 ans.
Ces premiers hominidés ont parcouru le monde, allant de l'Europe du Sud jusqu’en Chine et en Indonésie. Certains chercheurs suggèrent qu'ils étaient suffisamment habiles pour construire de solides embarcations capables de transporter une vingtaine de personnes, le minimum requis pour fonder une colonie insulaire. Ils chassaient et fabriquaient des outils en pierre. Une grande collection de coquillages similaires, datés d'environ 500 000 ans, semblent avoir été leurs outils et dont certains portaient des gravures géométriques.
Les vestiges des colonies de H. erectus, comme celle de Gesher Benot Ya'aqov en Israël, suggèrent non seulement qu’ils maîtrisaient le feu, mais aussi que leurs colonies étaient planifiées. Une zone pouvait être désignée pour la transformation des aliments d'origine végétale, une autre pour la transformation des matériaux d'origine animale et une autre encore pour la vie en communauté. Nous ne saurons jamais exactement comment et quels étaient les échanges entre ces premiers hominidés mais il est évident qu'ils communiquaient. Il est certain qu'ils transmettaient leurs expériences et leurs connaissances à l'aide de gestes faciaux et de vocalisations. De cette manière, le mimétisme aurait finalement conduit la parole à s'imposer comme mode de communication dominant.
Les chercheurs ne s'accordent pas sur la question de savoir si ces humains possédait un langage ; un langage mimétique suffisamment élaboré aurait pu suffire, bien que Daniel Everett, professeur d'études mondiales à l'université de Bentley et auteur de How Language Began (Comment le langage est apparu) souligne qu'en l'absence d'un gène FOXP2, ils n'auraient pas été capables d'émettre la même gamme de sons que nous. Néanmoins, « ils avaient ce qu'il fallait pour inventer le langage - et le langage n'est pas aussi difficile que de nombreux linguistes nous l'ont fait croire », a-t-il déclaré. « L'Homo erectus a parlé et inventé le modèle T Ford du langage. Nous parlons la forme Tesla, mais leur modèle T n'était pas un proto langage, c'était un vrai langage ».
Comme nous, Homo erectus utilisait le feu. Il est donc fort probable qu'il ait été le premier ancêtre à se rassembler autour d'un feu, à cuisiner, à manger et à partager des histoires qui lui transmettaient des connaissances essentielles à sa survie : des histoires liées à la chasse et au monde des esprits.
Les développements clés
Nos premiers ancêtres n'ont pas toujours été capables de parler, et encore moins de raconter des histoires. Comparé à d'autres primates, notre larynx - ou boîte vocale - est dépourvu de deux éléments que possèdent les autres primates : une membrane vocale - de petits prolongements des cordes vocales ressemblant à des rubans - et des alvéoles. Selon les chercheurs, l'absence de ces tissus a permis d'obtenir une source vocale stable, ce qui a joué un rôle essentiel dans l'évolution de la parole humaine.
Chez les nourrissons, le larynx se trouve en haut de la cavité nasale, ce qui permet aux bébés de boire et de respirer en même temps. Vers l'âge de trois mois, le larynx descend dans la gorge, ce qui rend la parole possible au prix d’un plus grand risque d’étouffement. Le registre des voix masculines s'abaisse lors d’une légère descente du larynx pendant la puberté.
Sur la base de découvertes d'anciens os hyoïdes, qui soutiennent le larynx et servent d'ancrage à la langue et aux autres muscles nécessaires à la parole, les chercheurs pensent qu'il y a 300 000 ans déjà, nos ancêtres avaient la capacité de parler comme nous le faisons aujourd'hui.
Aucun autre primate ne possède un larynx suffisamment bas pour produire des sons aussi complexes que ceux que produisaient ces ancêtres, et que nous produisons encore aujourd'hui. Il existe actuellement environ 7 000 langues parlées dans le monde qui utilisent plus de 800 phonèmes, les éléments constitutifs du langage. Ces sons se produisent et les nourrissons apprennent à sélectionner et à utiliser les sons dont ils auront besoin pour communiquer dans leur environnement individuel, c’est-à-dire ceux qu’utilisent leur mère ou celui qui leur prodigue des soins.
La complexité de la parole a permis le développement culturel, car elle signifiait que les individus pouvaient ainsi partager des idées et des concepts. Les Néandertaliens, dont l'os hyoïde et le larynx sont presque identiques à ceux des premiers hommes modernes, utilisaient également des formes de symbolisme et avaient ce que nous appellerions des idées religieuses. Ils enterraient leurs morts avec des offrandes funéraires, peignaient les murs des grottes, portaient des ornements, jouaient de la musique, et racontaient donc probablement des histoires. Cependant, on pense que le langage des Néandertaliens comportait moins de voyelles et de consonnes en raison de la forme étroite de leurs fosses nasales, adaptées à la vie dans des climats froids.
Il y a cent mille ans, dans la grotte de Blombos, sur la côte sud-africaine, l'un des premiers ateliers de l'humanité a vu le jour. Il s’y transformait un mélange liquide riche en ocre - utilisé à des fins multiples, notamment religieuses, médicinales et d'identification de groupe - et le stockait dans des coquilles d'ormeaux. La production se faisait en plusieurs étapes, en commençant par une recette qui consistait à mélanger les ingrédients avant de les chauffer. L'ocre, l'os, le charbon de bois, les meules et les marteaux font partie intégrante de l'outillage de production. L'ocre a été utilisée dans la préhistoire pendant des milliers d'années, en Afrique, au Moyen-Orient, en Australie et en Europe. Compte tenu de son ancienneté, l’on peut imaginer que des récits ont transmis son utilisation de génération en génération ainsi que les connaissances relatives à sa préparation. Des expériences auraient été partagées grâce à ces histoires, leur permettant de raconter non seulement le pourquoi, mais aussi le quoi et le comment d'une action, et, surtout, les écueils à éviter.
Le bavardage pour partager nos expériences
Nous avons toujours voulu partager nos expériences, apprendre les uns des autres, raconter les dernières nouvelles à nos amis et à notre famille. Une bonne partie de ce qui nous parvient par les médias est, à défaut d'un autre terme, du commérage : des conversations sur des personnes qui nous ressemblent ou pas, sur leurs coups de chance et leurs mésaventures. Le psychologue évolutionniste Robin Dunbar a comparé l’échange de ragots à l’activité du toilettage, pratique à laquelle se livrent les primates pour favoriser l’attachement ; nous nous sentons plus proches de ceux avec qui nous avons l’habitude de partager des histoires spontanées et souvent personnelles.
Comme le savent tous ceux qui se sont installés dans un nouveau pays ou un nouvel État, ou qui ont accepté un nouvel emploi, les anecdotes locales, qui constituent le fond de ce type de bavardage, révèlent des informations potentiellement utiles sur le fonctionnement d'une culture et d'une société dans une localité donnée. « Les ragots permettent de tâter le terrain, de connaître le code moral de la communauté », explique le psychologue Maury Silver – « il permet à un nouvel arrivant de sonder les limites des comportements acceptables et inacceptables ». Bien sûr, les gens échangent des informations précises, parlent de sujets spécifiques ou participent à des négociations, mais les chercheurs en sciences sociales ont découvert que tout le monde est câblé pour prêter attention aux ragots et pour y participer. Les chercheurs estiment que 65 à 80 % des conversations sont des commérages. « Nous sommes les descendants de personnes qui étaient douées pour cela », explique Frank McAndrew, professeur de psychologie au Knox College de Galesburg, dans l'Illinois. « À l'époque préhistorique, les personnes qui étaient fascinées par la vie des autres réussissaient mieux ». Silver et son collègue psychologue John Sabini notent que les ragots impliquent essentiellement « des codes de conduite et des règles morales intégrés dans des histoires concrètes ».